Au cœur de l’actualité juridique française, deux récents éclairages de la Cour de cassation retiennent l’attention et invitent à une réflexion plus large sur l’équilibre entre les impératifs de contrôle des flux migratoires, la préservation des droits fondamentaux des personnes concernées et la garantie d’un dialogue social efficace.
D’un côté, l’allongement du délai d’application d’une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français), de l’autre, une décision relative à l’information du CSE (Comité Social et Économique) face à un prétendu trouble manifestement illicite.
Ces deux volets, a priori éloignés, illustrent le rôle central de la Cour de cassation dans la clarification des règles et des garanties procédurales, qu’il s’agisse du droit des étrangers ou du droit du travail.
Dans un contexte de durcissement des politiques migratoires, la portée temporelle d’une OQTF est un enjeu crucial.
La récente évolution législative portant sur l’article L. 731-1 du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) a modifié les règles relatives au maintien sur le territoire de certaines personnes et aux mesures de contrôle associées.
L’extension de la période pendant laquelle une OQTF peut justifier une assignation à résidence ou un placement en rétention, passant d’une à trois années, soulève d’importantes questions relatives à la protection des droits des étrangers, à la proportionnalité des mesures prises et à la conformité avec le principe de non-rétroactivité.
Parallèlement, sur le terrain des relations sociales, une autre décision de la Cour de cassation interroge la portée du droit à l’information du CSE.
Lorsque des salariés sont dispersés sur une multitude de sites clients, dans un contexte de sous-traitance ou de détachement, quel niveau de précisions l’employeur doit-il fournir au CSE pour que celui-ci puisse exercer efficacement ses missions, sans tomber dans un trouble manifestement illicite ?
La Haute Juridiction rappelle que le Code du travail consacre la faculté pour les élus du personnel de prendre contact avec les salariés sur leur lieu d’intervention, sans nécessairement obliger l’employeur à fournir des informations nominatives exhaustives au-delà de ce qui est indispensable. Ce point d’équilibre entre nécessité d’information et respect de la mobilité des salariés reflète la complexité des enjeux du dialogue social contemporain.
Cet article propose de revenir en détail sur ces deux arrêts, leurs implications pratiques, ainsi que sur les enseignements à en tirer pour les entreprises, les services juridiques, les élus du personnel, et les professionnels du droit. Au-delà de ces dossiers spécifiques, il s’agit de cerner les tendances plus larges qui se dégagent : une Cour de cassation soucieuse de la cohérence des règles, du respect des droits fondamentaux, et du maintien d’un équilibre subtil entre la fermeté des mesures d’éloignement et la garantie d’un dialogue social effectif.
La loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 a marqué un tournant dans la gestion des OQTF.
Jusqu’alors, le fondement d’une assignation à résidence ou d’un placement en rétention devait reposer sur une OQTF prononcée moins d’un an auparavant.
Désormais, ce délai est porté à trois ans. Autrement dit, une personne faisant l’objet d’une Obligation de Quitter le Territoire Français reste, pendant une période plus longue, exposée à des mesures restrictives de liberté.
Cette évolution a des conséquences concrètes pour les étrangers visés par une OQTF : prolongation du risque de placement en rétention, pression accrue pour quitter le territoire, et limitation de leurs marges de manœuvre sur le long terme.
Sur le plan juridique, cela pose immédiatement la question de la non-rétroactivité des lois. Une mesure prise avant l’entrée en vigueur de la nouvelle législation peut-elle être validée a posteriori ? La Cour de cassation, dans son avis du 20 novembre 2024 (n° 24-70.005), a précisé les contours de cette question.
En vertu du principe de non-rétroactivité, une mesure prise avant l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ne peut être validée par cette dernière, sauf disposition expresse. Ainsi, un placement en rétention fondé sur une OQTF ancienne de plus d’un an, décidé avant la date d’entrée en vigueur de la loi du 26 janvier 2024, ne peut être régularisé par ce texte postérieur.
En revanche, la situation est différente pour les décisions prises après l’entrée en vigueur de la loi.
Dans ce cas, une OQTF ancienne de plus d’un an mais de moins de trois ans peut désormais justifier un placement en rétention ou une assignation à résidence, puisque l’étranger ne se trouve pas dans une « situation juridique définitivement constituée » antérieurement.
Autrement dit, l’allongement du délai ne remet pas en cause l’existence même de l’OQTF, mais prolonge la période pendant laquelle celle-ci peut produire des effets en termes de mesures contraignantes.
Cette analyse met en lumière un point essentiel : l’étranger visé par une OQTF n’acquiert pas, par l’écoulement du temps, une sorte de droit acquis au non-contrôle. L’État conserve la possibilité d’intervenir, tant que les nouvelles règles restent dans le cadre légal et que la décision d’éloignement demeure une perspective raisonnable.
D’un point de vue pratique, cette évolution législative renforce la marge de manœuvre de l’administration. La prérogative de l’État en matière de contrôle des flux migratoires est ainsi élargie, permettant un suivi prolongé des étrangers en attente d’éloignement.
Toutefois, cette extension du délai d’application de l’OQTF doit être mise en perspective avec les garanties procédurales offertes aux intéressés.
En effet, la possibilité de contester les mesures, de faire valoir des droits fondamentaux (comme le droit au respect de la vie privée et familiale, le droit d’asile, ou la protection contre le risque de torture ou de traitements inhumains) demeure.
Le contrôle juridictionnel reste une composante clé pour prévenir les abus et assurer une forme de proportionnalité entre les moyens utilisés et le but poursuivi.
Pour les praticiens du droit des étrangers, cette évolution législative est un rappel qu’il faut tenir compte des modifications constantes du cadre normatif.
Ils devront vérifier attentivement la date de l’OQTF, la date de l’entrée en vigueur de la loi, ainsi que les conditions spécifiques du placement en rétention pour déterminer la régularité des mesures administratives.
Parallèlement à la question de l’OQTF, la Cour de cassation s’est récemment prononcée sur une affaire concernant l’information à fournir au CSE dans une organisation aux configurations complexes.
Il s’agit d’apprécier dans quelle mesure l’employeur doit communiquer des données précises et nominatives sur les salariés, notamment leur position géographique, afin de permettre aux élus du personnel d’accomplir leur mission.
En droit français, le CSE est un organe central de dialogue social, un lieu de confrontation constructive entre employeur et représentants du personnel.
Les dispositions du Code du travail (notamment l’article L. 2315-14) permettent aux membres du CSE de se déplacer, d’aller à la rencontre des salariés, y compris sur leur lieu de travail, afin d’exercer efficacement leurs missions de contrôle, d’information, et de proposition.
La difficulté naît lorsqu’un nombre important de salariés interviennent sur des sites clients multiples, parfois disséminés géographiquement. Le CSE avait réclamé une liste nominative des salariés, par site, ainsi que les lieux précis de leur intervention, afin de prendre contact avec eux directement. L’employeur, craignant une charge administrative disproportionnée et un risque d’atteinte à la vie privée, contestait cette demande.
La notion de trouble manifestement illicite, prévue à l’article 835 du Code de procédure civile, justifie en référé l’intervention rapide du juge afin de faire cesser une situation attentatoire à un droit. En matière de dialogue social, le CSE peut ainsi arguer qu’un défaut d’information substantielle constitue un trouble grave et illicite, entravant l’exercice de ses prérogatives.
Or, la Cour de cassation, dans sa décision du 27 novembre 2024 (n° 22-22.145), a rappelé que la fourniture d’informations nominatives ne doit pas conduire à un excès, et que le CSE dispose déjà, en l’espèce, d’un certain nombre d’éléments pour établir le contact avec les salariés : la liste des sites, le nombre de salariés présents, et la possibilité de les joindre via leur messagerie professionnelle.
Dans ce contexte, l’absence de liste nominative exhaustive ne constitue pas nécessairement un trouble manifestement illicite, dès lors que le CSE est en mesure, par d’autres moyens, d’entrer en relation avec les salariés.
Cette position de la Cour de cassation invite à un équilibre raisonné : il ne s’agit pas de refuser au CSE l’accès aux informations indispensables, mais de ne pas l’inonder d’une masse de données personnelles nominatives qui seraient disproportionnées par rapport aux besoins réels. L’employeur n’est pas tenu de mettre en place un système de suivi individualisé systématique, pourvu que les élus du CSE aient déjà à leur disposition des moyens concrets d’atteindre leur objectif, à savoir le contact avec les salariés.
Cette décision met en lumière la tension entre, d’un côté, la nécessité pour les représentants du personnel d’exercer leurs fonctions de manière autonome et efficace, et de l’autre, la préservation d’un certain ordre dans la circulation des informations internes.
Le dialogue social suppose une réelle transparence, mais aussi le respect de la vie privée des salariés, ainsi que la prise en compte du caractère évolutif et temporaire de leurs missions sur divers sites.
Si ces deux arrêts de la Cour de cassation portent sur des domaines très différents – le droit des étrangers et le dialogue social – ils partagent un dénominateur commun : la Haute Juridiction s’emploie à clarifier le champ d’application des règles, à préciser les conditions de leur mise en œuvre, et à éviter toute insécurité juridique.
Ces deux décisions invitent par ailleurs les praticiens du droit, les entreprises et les représentants du personnel à une certaine pédagogie et à une souplesse dans la mise en œuvre des règles. Les entreprises, confrontées à une pluralité de contraintes légales, doivent être attentives aux modifications législatives et jurisprudentielles, tout en veillant à préserver les équilibres internes. Les élus du personnel, de leur côté, doivent calibrer leurs demandes d’information en fonction de leurs besoins opérationnels réels, et non comme un instrument de pression sans fondement pratique.
Au final, les récents avis et arrêts de la Cour de cassation sur l’allongement du délai d’application d’une OQTF et sur l’information du CSE rappellent la vocation première de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire : apporter une lecture cohérente, éclairée et pragmatique du droit. Loin de toute approche dogmatique, la Cour cherche à garantir la sécurité juridique, le respect des principes fondamentaux, et la prise en compte des réalités concrètes, qu’il s’agisse de contrôler la présence d’un étranger sur le territoire national ou de faciliter la rencontre entre représentants du personnel et salariés sur des sites dispersés.
Ce double éclairage met en évidence la complexité des enjeux contemporains : d’un côté, la souveraineté étatique et la maîtrise de l’immigration, de l’autre, le besoin d’assurer un dialogue social de qualité dans des configurations de travail décentralisées. Dans les deux cas, la Cour de cassation fait prévaloir une ligne directrice commune : concilier les objectifs poursuivis par le législateur et les droits des personnes, dans un souci constant de proportionnalité, d’équilibre, et de responsabilité. C’est cette quête permanente de justesse qui fait l’ADN de la justice française et lui permet de s’adapter aux défis du temps présent.