L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 2 juillet 2025 (n° 23-16.329) marque une étape importante dans l’interprétation du régime juridique des donations-partages. Jusqu’alors, une incertitude persistait : une donation-partage comportant à la fois des attributions privatives et des quotes-parts indivises pouvait-elle conserver sa nature juridique de donation-partage ? La Haute juridiction répond clairement par la négative : l’attribution de biens en indivision, même partielle, suffit à disqualifier l’acte dans son ensemble.
La Cour de cassation établit ainsi un attendu de principe particulièrement strict : une donation-partage ne peut être juridiquement qualifiée comme telle que si tous les donataires reçoivent des biens de manière matérielle, exclusive et non indivise. Cette exigence vise à préserver la cohérence du régime spécifique de la donation-partage, dont l’essence repose sur une répartition définitive et anticipée du patrimoine de l’ascendant, à l’exclusion de toute indivision résiduelle.
Cette solution s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence entamée dès 2013, mais va plus loin encore. En effet, les précédents arrêts (Cass. 1re civ., 6 mars 2013, n° 11-21.892 et Cass. 1re civ., 20 nov. 2013, n° 12-25.681) avaient déjà rappelé qu’une donation-partage ne pouvait exister en présence exclusive de droits indivis. Mais l’arrêt de 2025 innove en disqualifiant totalement un acte qui mêlait à la fois des attributions privatives et des quotes-parts indivises, même si celles-ci ne concernaient qu’un seul bien. Autrement dit, la présence d’un seul bien indivis dans un des lots suffit à invalider la donation-partage dans son ensemble.
L’affaire à l’origine de cet arrêt trouve sa source dans un acte notarié de donation-partage daté du 25 septembre 1971, par lequel un couple a réparti ses biens entre ses quatre enfants. Trois d’entre eux se voient attribuer des parcelles de terrain ainsi que le tiers indivis d’une maison d’habitation, tandis que le quatrième reçoit une soulte compensatrice.
À la suite des décès des parents donateurs, un litige oppose les héritiers. L’un des enfants, qui n’a reçu qu’une somme d’argent, estime avoir été lésé, car l’acte ne comportait pas une répartition complète et matérielle des biens. Il saisit la justice pour obtenir la requalification de la donation-partage en donation simple, ce qui impliquerait que les donations doivent être rapportées à la succession selon les règles de droit commun, et non comme un partage anticipé entre héritiers.
Dans un premier temps, le tribunal de grande instance rejette les demandes. Mais la cour d’appel de Lyon, par un arrêt du 14 mars 2023, donne raison au demandeur. Elle requalifie l’acte en donation simple soumise au rapport, ordonne l’ouverture des opérations de compte, liquidation et partage de la succession, et désigne un notaire pour évaluer les biens transmis. Cette décision est confirmée par la Cour de cassation, qui valide le raisonnement selon lequel la donation-partage ne peut coexister avec une indivision entre les donataires.
L’arrêt du 2 juillet 2025 tire son fondement de l’article 1075 du Code civil, qui définit la donation-partage comme la possibilité donnée à toute personne de distribuer et partager, de son vivant, ses biens entre ses héritiers présomptifs. Cet acte peut prendre la forme d’une donation-partage ou d’un testament-partage, mais il doit respecter les règles de fond et de forme applicables aux donations entre vifs, notamment une répartition effective, équitable et individualisée.
La donation-partage, contrairement à une donation simple, évite le rapport à succession. Elle permet à l’ascendant de figer les valeurs et d’anticiper le règlement successoral. Cependant, cela n’est possible que si chacun des héritiers reçoit des biens distincts, sans indivision. En cas de méconnaissance de cette exigence, la qualification de donation-partage est exclue, et les héritiers doivent alors se soumettre aux règles plus strictes du rapport successoral, qui imposent la réévaluation des donations au jour du décès et une répartition selon les quotes-parts héréditaires.
Dans l’affaire jugée, l’acte comportait des attributions de biens divis (des parcelles de terrain) mais aussi des droits indivis sur une maison. Cette indivision partielle a suffi à faire perdre à l’acte l’ensemble des avantages liés au régime de la donation-partage.
La décision de la Cour de cassation du 2 juillet 2025 consacre un principe fondamental en matière de libéralités anticipées : la donation-partage perd toute sa validité dès lors qu’elle comprend l’attribution de biens en indivision. Cette position s’appuie sur une lecture stricte de l’objectif poursuivi par ce mécanisme juridique, qui consiste précisément à prévenir les conflits successoraux en procédant à une répartition anticipée, individualisée et définitive des biens du donateur.
L’attribution de parts indivises à plusieurs enfants dans un acte de donation-partage constitue une contradiction structurelle avec la finalité de l’institution. En effet, l’article 1075 du Code civil autorise l’ascendant à distribuer ses biens de manière anticipée entre ses héritiers présomptifs dans le but d’éviter une indivision postérieure, source fréquente de tensions, blocages ou contentieux successoraux.
Or, dans le cas jugé, trois enfants avaient reçu chacun le tiers indivis d’une maison d’habitation, en plus de certaines parcelles de terrain réparties individuellement. Cette attribution collective d’un bien immobilier a suffi à neutraliser l’effet de partage de l’acte. En reconstituant une indivision sur un bien donné, le mécanisme aboutissait à un résultat opposé à celui recherché par le législateur : la persistance d’une communauté d’intérêts successoraux entre donataires, appelée à générer désaccords, voire procès.
La Cour de cassation met en lumière l’inefficacité juridique de l’acte, en soulignant que l’indivision, même partielle, altère la nature même de la donation-partage. Il ne s’agit pas d’un vice mineur ou d’un défaut de forme régularisable, mais d’une atteinte directe à la structure du régime.
Une des questions centrales posées à la Haute juridiction était de savoir si cette irrégularité pouvait être cantonnée aux seules dispositions litigieuses – en d’autres termes, si l’on pouvait « sauver » la partie de la donation-partage portant sur les lots privatifs, et n’annuler que l’attribution indivise. La réponse apportée est sans équivoque : la disqualification est globale.
La coexistence de deux régimes dans un même acte — donation-partage et donation simple — est juridiquement impossible, car elle créerait une confusion sur les règles applicables, notamment en matière de rapport à succession, d’évaluation des biens, ou encore de droits de mutation. La Cour rappelle que la donation-partage est un mécanisme unique, indivisible et autonome, qui ne peut être fragmenté sans compromettre l’équilibre voulu par le disposant.
Dans ses conclusions, l’avocate générale a insisté sur la logique sous-jacente à la position de la Cour : la volonté de pacification des relations familiales, par la combinaison d’une transmission anticipée et d’un partage effectif. La donation-partage ne peut donc être mi-partage, mi-indivision, sous peine de créer un outil hybride, imprévisible, et contraire à l’intention du législateur.
Ce rejet de la souplesse interprétative peut surprendre au regard des intentions souvent bienveillantes des donateurs. Mais la Cour de cassation privilégie ici la sécurité juridique et la cohérence de l’acte : permettre une disqualification partielle reviendrait à multiplier les régimes de preuve, d’interprétation et de gestion des biens, ouvrant la voie à d’autres litiges que ceux que la donation-partage prétend éviter.
Cette jurisprudence revêt donc une importance pratique majeure pour les familles et leurs conseils juridiques ou notariaux. Elle impose une vigilance accrue dans la rédaction des actes de donation-partage : l’attribution indivise, même partielle ou minoritaire, vaut nullité du mécanisme dans son ensemble. Ainsi, les ascendants désireux de transmettre leur patrimoine de manière anticipée doivent veiller à une répartition exclusive, matérielle et personnalisée des biens entre les donataires, en évitant toute situation d’indivision qui viendrait neutraliser l’intention de partager.
Pour les familles souhaitant anticiper la transmission de leur patrimoine, cette jurisprudence rappelle plusieurs impératifs :
L’arrêt du 2 juillet 2025 marque une étape importante dans la sécurisation des donations-partages. La Cour de cassation rappelle que la qualification de l’acte ne dépend pas de l’intitulé donné par les parties, mais de son contenu effectif. L’attribution de biens en indivision à un ou plusieurs enfants entraîne la disqualification de l’ensemble de l’acte. Cette rigueur vise à préserver la cohérence du droit des successions et à éviter des contentieux familiaux souvent longs et coûteux.