Civil

Donation-partage et servitude : que faire si un héritier vous refuse l’accès à un bien ?

Estelle Marant
Collaboratrice
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Donation-partage et servitude par destination du père de famille : ce que dit la Cour de cassation

Quand une servitude découle de l’histoire d’un bien familial

La Cour de cassation s’est récemment prononcée sur un litige familial impliquant deux enfants ayant reçu, par donation-partage, chacun une maison contiguë. Le conflit portait sur l’usage partagé d’un sas d’entrée et d’un escalier intérieur permettant d’accéder au jardin. L’enjeu : savoir si l’un des enfants pouvait revendiquer une servitude par destination du père de famille — c’est-à-dire un droit de passage institué de fait par un ancien propriétaire commun.

Dans son arrêt du 23 janvier 2025 (Cass. 3e civ., n° 23-12.385), la Haute juridiction rappelle que cette servitude peut naître d’une division de propriété, à condition que certaines conditions soient remplies.

Qu’est-ce qu’une servitude par destination du père de famille ?

Lorsqu’un propriétaire divise un terrain ou un immeuble en plusieurs lots et que cette division rend certains aménagements nécessaires ou utiles à une partie du bien (comme un chemin, un escalier, une canalisation ou un sas d’entrée), il peut résulter de cette organisation une servitude dite “par destination du père de famille”.

Mais cette servitude n’est reconnue juridiquement que si trois conditions sont réunies :

  1. Un propriétaire unique détenait l’ensemble des biens avant la division ;
  2. Des signes apparents de l’existence de la servitude étaient visibles au moment de la division (par exemple, un accès évident, une canalisation existante, un passage matérialisé) ;
  3. Aucune clause contraire dans l’acte de partage, de vente ou de donation ne s’oppose au maintien de cette servitude.

Cette règle est posée aux articles 692 à 694 du Code civil, notamment pour les servitudes continues et apparentes (article 692), et pour les servitudes discontinues, lorsqu’elles répondent à des conditions précises de visibilité et de silence de l’acte (article 694).

Le cas concret : deux maisons, un sas d’entrée, un escalier et un litige

Dans l’affaire jugée en janvier 2025, un couple avait consenti à leurs deux enfants une donation-partage attribuant à chacun une maison voisine. L’entrée de l’une de ces maisons comprenait un sas et un escalier qui desservait également la propriété de l’autre enfant.

Les ayants droit de la fille ont assigné le fils, occupant de la maison à l’entrée de rue, pour :

  • Reconnaitre leur copropriété sur le sas et l’escalier intérieur ;
  • À défaut, obtenir la reconnaissance d’une servitude de passage issue de la donation-partage (servitude par destination du père de famille) ;
  • Et, en dernier lieu, être indemnisés.

La cour d’appel rejette leur demande. Selon elle, la donation-partage de 1983 ne peut pas constituer l’acte de division initial entre les deux maisons, car une division antérieure aurait eu lieu en 1928 à la suite d’un décès. Dès lors, les demandeurs ne pourraient pas prouver que l’acte de division initial ne comportait pas de clause contraire à la servitude.

L’analyse de la Cour de cassation : une erreur de raisonnement

La Cour de cassation censure cette analyse. Elle rappelle une règle essentielle : les conditions d’existence d’une servitude par destination du père de famille doivent être appréciées au jour de la division des fonds concernés. Autrement dit, peu importe les divisions antérieures si, entre-temps, les biens ont été réunis entre les mains d’un même propriétaire, ce qui était bien le cas ici.

Ainsi, la donation-partage de 1983 devait être considérée comme l’acte pertinent, au regard duquel le juge devait examiner :

  • L’existence ou non de signes apparents de la servitude au moment de la division ;
  • L’absence de stipulation contraire dans l’acte.

En l'espèce, la cour d’appel n’a pas respecté ce cadre d’analyse. Elle a rejeté la demande sans vérifier les conditions applicables à la dernière division, pourtant juridiquement décisive.

Des signes apparents : un critère trop vite écarté

L’autre point de critique porte sur la question des signes apparents. La cour d’appel avait évoqué l’existence d’une ouverture antérieure indépendante (autre qu’une porte ou le sas litigieux), sans pour autant préciser :

  • La date de sa disparition ;
  • Ou en quoi elle excluait la visibilité du passage litigieux au moment de la division de 1983.

Or, l’apparence matérielle d’une servitude au moment de la division est une condition essentielle pour établir une destination du père de famille. Le simple fait de mentionner une ouverture ancienne sans analyse temporelle suffisante est insuffisant. La Cour reproche ainsi à la juridiction d’appel de ne pas avoir tiré les conséquences juridiques de ses propres constats.

Quels enseignements pour les justiciables ?

Cette affaire souligne plusieurs éléments importants pour tout justiciable confronté à un litige de voisinage ou de propriété :

  • Les servitudes peuvent naître même sans titre écrit, lorsqu’un propriétaire a organisé l’usage de son bien de manière apparente avant de le diviser ;
  • Les actes anciens ne sont pas toujours déterminants, surtout si la propriété a été recomposée entre-temps ;
  • Les signes visibles au moment de la division sont essentiels : leur existence et leur continuité doivent être prouvées ;
  • En cas de litige, le juge doit se fonder sur l’acte de dernière division effective, et non sur les événements antérieurs, sauf si ceux-ci ont conservé leur effet juridique.

Conclusion

La servitude par destination du père de famille est un mécanisme encore méconnu, mais essentiel pour préserver l’usage des accès, passages, évacuations ou constructions utiles entre biens voisins issus d’une même propriété. La décision du 23 janvier 2025 rappelle que les juges doivent adopter une lecture rigoureuse et contemporaine de la division foncière, et surtout ne pas écarter trop rapidement les indices visibles d’une telle servitude.

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