Civil

Litige entre sociétés privées sur un contrat public : la justice judiciaire reste compétente en matière de concurrence déloyale.

Jordan Alvarez
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Contrats de service public et concurrence déloyale : le juge judiciaire reste compétent entre sociétés privées

Même lorsqu’un contrat concerne un service public, un litige entre deux sociétés privées peut parfaitement relever du juge judiciaire. La Cour de cassation le rappelle dans un arrêt du 25 juin 2025. Ce principe est particulièrement important en matière de concurrence déloyale, notamment dans le contexte d’une délégation de service public.

Quand la concurrence entre entreprises touche le service public

Il est courant que des personnes privées soient mises en concurrence pour exploiter des services publics à travers des délégations. C’est notamment le cas dans le domaine des infrastructures sportives, culturelles ou de loisirs, gérées par des syndicats intercommunaux ou des collectivités locales. Mais que se passe-t-il lorsque deux sociétés commerciales s’accusent de pratiques déloyales à l’occasion de l’attribution d’un tel contrat ?

Le contentieux relève-t-il du juge administratif, en raison du lien avec le contrat public ? Ou du juge judiciaire, puisqu’il oppose deux entités privées ?

La Cour de cassation commerciale, dans une décision du 25 juin 2025 (n° 24-18.905), tranche clairement : le juge judiciaire est compétent, y compris lorsque les agissements incriminés sont survenus dans le cadre d’un marché public ou d’une délégation de service public.

L’affaire : une concurrence déloyale au cœur d’un contrat public

L’affaire soumise à la Cour concerne un syndicat intercommunal chargé de gérer un centre aquatique. Celui-ci a lancé une procédure de délégation de service public (DSP) pour confier l’exploitation du centre à une entreprise. Deux sociétés ont présenté des offres. L'une d'elles a été retenue, et un contrat a été signé pour une durée de cinq ans.

L’autre candidate évincée a alors saisi le tribunal de commerce, estimant que la société attributaire avait faussé la concurrence en présentant une offre reposant sur la mauvaise convention collective.

Elle aurait appliqué la convention collective nationale des espaces de loisirs, d’attractions et culturels (CCNEL), alors que c’est la convention collective nationale du sport (plus coûteuse) qui aurait dû s’appliquer aux salariés.

En choisissant une convention entraînant de moindres charges sociales, l’entreprise aurait ainsi proposé une offre artificiellement moins chère.

La société défenderesse a contesté la compétence du tribunal de commerce, en arguant que les faits se rattachent à la passation d’un contrat public, matière normalement réservée au juge administratif.

Une ligne de partage classique… mais dépassée dans ce cas

Historiquement, la séparation des autorités administratives et judiciaires, issue de la loi des 16-24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III, impose que les juridictions judiciaires ne se prononcent pas sur les actes de l’administration.

C’est le juge administratif qui est compétent pour les litiges relatifs aux marchés publics, aux concessions et à l’exécution des contrats administratifs.

Cependant, lorsque deux sociétés commerciales sont en litige pour des faits qui relèvent de la concurrence déloyale, même si ces faits ont un lien avec la passation d’un contrat public, le juge judiciaire conserve sa compétence.

La Cour de cassation l’exprime clairement dans cette décision. Tant que le litige n’implique pas d’appréciation de la régularité du contrat public ni de demande de modification directe de celui-ci, le contentieux reste entre les mains du juge civil ou commercial.

Une précision capitale sur les demandes formulées

L'arrêt distingue avec précision les différents types de demandes présentées par la société demanderesse :

  1. Demande indemnitaire pour réparer le préjudice commercial subi du fait d'une concurrence déloyale : cette demande relève du juge judiciaire, car elle n’exige pas d’appréciation de la légalité de la procédure de passation du contrat public.
  2. Demande d’interdiction pour l’avenir, visant à empêcher la société défenderesse de présenter des offres non conformes (reposant sur la mauvaise convention collective) : la Cour estime que cette demande peut également relever du juge judiciaire, car elle vise les pratiques d’une entreprise privée, non les actes d’une autorité administrative.
  3. En revanche, la cour d’appel avait jugé que deux demandes de la société évincée — interdire toute future offre fondée sur la CCNEL et imposer l’application de la convention du sport aux contrats déjà signés — relevaient du juge administratif car elles touchaient directement à l’exécution de contrats publics.

La Cour de cassation censure cette analyse, rappelant que le juge judiciaire est compétent pour interdire des comportements déloyaux, même dans le cadre de l’exécution d’un contrat de service public, dès lors que la demande vise une personne privée et non l’administration.

Une jurisprudence qui sécurise les litiges entre entreprises

L’intérêt de cet arrêt est multiple :

  • Il confirme la compétence judiciaire dans les litiges entre opérateurs économiques privés, même lorsqu’un contrat public est en toile de fond.
  • Il évite un éclatement de compétence qui nuirait à la lisibilité de la justice économique.
  • Il rappelle que la protection contre la concurrence déloyale reste de la compétence du droit privé, même si les pratiques litigieuses s’inscrivent dans le cadre de marchés publics.

Cela évite aux sociétés de devoir engager des procédures devant deux juridictions différentes (tribunal administratif pour la passation du contrat, tribunal judiciaire pour la concurrence déloyale), et renforce la cohérence du droit économique.

Impacts pratiques pour les entreprises candidates à un contrat public

Pour les entreprises qui participent à des appels d’offres publics, cette décision est essentielle.

Elle signifie que :

  • Elles peuvent engager une action en concurrence déloyale contre un concurrent privé devant le tribunal de commerce, même si le différend concerne un marché public.
  • Elles peuvent demander l’indemnisation d’un préjudice causé par une offre jugée déloyale, sans devoir contester la validité du contrat lui-même.
  • Le contentieux reste accessible et lisible, avec des règles de procédure civile classiques.

Pour les personnes publiques, cette jurisprudence invite à la vigilance dans le choix de leurs cocontractants : des pratiques douteuses en matière sociale ou salariale peuvent avoir des conséquences judiciaires en dehors du contrôle administratif habituel.

En résumé

L’arrêt du 25 juin 2025 clarifie une question récurrente : lorsqu’une société privée s’estime victime de concurrence déloyale de la part d’un concurrent dans le cadre d’un appel d’offres public, elle peut saisir le juge judiciaire. La nature du contrat — même s’il relève du service public — ne suffit pas à faire basculer le litige devant le juge administratif, dès lors que le litige oppose exclusivement des personnes privées et ne remet pas en cause la régularité du contrat public lui-même.

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