Dans un contexte de vieillissement progressif de la population active, la question de l’emploi des salariés seniors s’impose comme un enjeu majeur de politique sociale et économique. L’accès à l’emploi, mais aussi son maintien, sont souvent freinés par une appréhension persistante : la supposée fragilité de cette population vis-à-vis des maladies professionnelles, notamment celles à effet différé, dont l’apparition peut survenir des années après l’exposition au risque professionnel. Ces pathologies, par leur temporalité complexe, soulèvent des difficultés tant pour leur reconnaissance juridique que pour leur prise en charge financière.
Face à cette problématique, le législateur est intervenu en instaurant un mécanisme de mutualisation des coûts, modifiant les modalités de calcul du taux de cotisation AT/MP des entreprises. Cette réforme, introduite par la Loi de financement rectificative de la sécurité sociale (LFRSS) du 14 avril 2023, puis renforcée par la LFSS pour 2025, entend lever les freins à l’embauche des seniors en neutralisant les conséquences financières pour les employeurs. Elle consacre ainsi un principe de solidarité inter-entreprises dans la gestion du risque professionnel.
Cet article vous propose une analyse juridique approfondie de ce nouveau paradigme : comment les maladies professionnelles sont-elles reconnues ? Quels sont les enjeux spécifiques pour les salariés âgés ? En quoi consiste la réforme et quels sont ses effets potentiels, tant sur l’emploi des seniors que sur la prévention en entreprise ? À travers ce décryptage, defendstesdroits.fr vous livre toutes les clés de compréhension sur une réforme qui redéfinit les rapports entre santé au travail et gestion du risque social.
Une maladie est qualifiée de professionnelle dès lors qu’elle résulte de l’exposition prolongée à un risque spécifique dans le cadre habituel du travail du salarié. Cette reconnaissance repose sur deux fondements juridiques :
Les seniors, du fait de leur longévité professionnelle et d’une santé parfois fragilisée, sont plus exposés aux risques de développer une maladie professionnelle, notamment lorsque celle-ci se déclare tardivement. C’est le cas, par exemple, des troubles musculo-squelettiques (TMS) ou de l’exposition prolongée à des substances toxiques comme l’amiante ou le plomb.
L’article L1132-1 du Code du travail interdit expressément toute discrimination fondée sur l’âge ou l’état de santé. À ce titre, il est illicite pour un employeur de refuser une embauche ou de procéder à un licenciement en raison de l'âge du salarié ou de l’initiation d’une procédure de reconnaissance en maladie professionnelle.
Selon le Défenseur des droits, dans son baromètre de décembre 2024, les actifs de 50 à 65 ans sont les plus nombreux à signaler des discriminations liées à l’âge ou à leur santé.
Les maladies professionnelles à effet différé, qui se manifestent plusieurs années après l’exposition au risque, concernent particulièrement les seniors. Plus la carrière est longue, plus la durée d'exposition s’allonge, accentuant la probabilité d’apparition de pathologies professionnelles. Ce facteur temporel est central dans la reconnaissance et l'indemnisation de ces affections.
Toute entreprise est assujettie à une cotisation AT/MP (Accidents du Travail / Maladies Professionnelles), calculée conformément aux articles L242-5 et D242-6 du Code de la sécurité sociale. Cette cotisation repose notamment sur :
Deux méthodes de tarification sont distinguées :
Ce système, en liant coût et sinistralité, incite les entreprises à renforcer leur politique de prévention, pour réduire les risques professionnels et limiter leur taux de cotisation.
La loi n°2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale (LFRSS) a introduit une mesure phare : la mutualisation du coût des maladies professionnelles à effet différé, afin de favoriser l’emploi des seniors.
Concrètement, les pathologies dont la manifestation est postérieure à la cessation de l'exposition ne sont plus imputées à la seule entreprise dans laquelle elles ont été contractées. Leur coût est désormais réparti entre l’ensemble des entreprises.
Cette logique est explicitement posée à l’article L242-5 du Code de la sécurité sociale, modifié à cette occasion.
La loi n°2025-199 du 28 février 2025 a étendu ce mécanisme de mutualisation aux travailleurs handicapés visés par l’obligation d’emploi (OETH). Depuis cette réforme, la mutualisation des coûts s’applique désormais :
L’objectif est clair : supprimer un frein à l’embauche en neutralisant le risque économique que représente la reconnaissance ultérieure d’une maladie professionnelle.
En neutralisant l’impact individuel d’une maladie à effet différé sur le taux de cotisation AT/MP, le dispositif vise à rétablir l’égalité des chances sur le marché du travail pour les profils les plus exposés : les seniors et les personnes en situation de handicap.
Le mécanisme vient ainsi corriger une distorsion économique dans la gestion du risque professionnel, en allégeant les incertitudes pesant sur les employeurs au moment du recrutement.
Néanmoins, certains observateurs soulèvent une réserve de taille : en dissociant le coût de la pathologie de l’entreprise d’origine, la réforme pourrait affaiblir la politique de prévention dans les structures les plus exposées.
Le lien direct entre comportement préventif et sanction économique étant rompu, il devient plus difficile de responsabiliser les employeurs.
À ce jour, aucun rapport d’évaluation ne vient encore corroborer cet effet dissuasif sur la prévention. Le décret d’application à venir, notamment sur les critères précis de mutualisation, sera déterminant pour évaluer l’impact réel de cette mesure sur le terrain.
L’approche retenue par le législateur introduit une solidarité interprofessionnelle nouvelle, centrée sur la durée d’exposition aux risques plutôt que sur la simple localisation du sinistre. Elle consacre une vision collective de la responsabilité face à la maladie professionnelle, à rebours d’un raisonnement strictement assurantiel et individualisé.
Ce changement de paradigme pourrait inspirer, à terme, d’autres branches du droit social, notamment en matière de pénibilité, de gestion du vieillissement au travail, ou encore dans la réflexion sur les conditions de départ à la retraite anticipée pour raison de santé.
La reconnaissance et la prise en charge des maladies professionnelles à effet différé constituent un défi structurel pour notre système de protection sociale, particulièrement lorsqu’elles concernent des populations à risque comme les seniors. En choisissant de mutualiser le coût de ces pathologies, le législateur a franchi un cap symbolique mais aussi opérationnel : celui d’une gestion collective du risque, détachée de la seule logique de sinistralité individuelle.
Ce choix n’est pas neutre. Il témoigne d’une volonté politique affirmée de revaloriser la place des travailleurs âgés dans l’entreprise, en effaçant les incitations économiques négatives qui pesaient sur leur embauche. En redéployant la charge financière de manière horizontale, cette réforme ambitionne de corriger les déséquilibres du marché de l’emploi, tout en préservant les fondements de la solidarité professionnelle.
Pour autant, cette évolution appelle à la vigilance. En desserrant le lien entre prévention et responsabilité financière, le dispositif risque d’amoindrir l’incitation des entreprises à investir dans la santé au travail, au risque de voir s’accroître les sinistres sur le long terme. L’enjeu pour les pouvoirs publics sera donc d’accompagner cette réforme par des mécanismes de contrôle, des incitations complémentaires à la prévention et une évaluation rigoureuse de ses effets, tant en termes de santé publique que d’efficience économique.
Plus largement, cette réforme s’inscrit dans une dynamique de transformation du droit du travail vers un modèle plus inclusif, où l’âge et la santé ne sont plus des obstacles mais des dimensions pleinement intégrées aux politiques RH. À travers cette mesure, c’est bien une certaine vision de la dignité au travail, de la justice sociale et du partage de la responsabilité collective qui se dessine.
Non, l’âge du salarié ne confère aucune automaticité dans la reconnaissance d’une maladie professionnelle. Le cadre juridique est le même pour tous, indépendamment de l’âge.
Cependant, les seniors sont plus exposés du fait de leur durée d’activité plus longue et de leur probable exposition à des risques anciens ou aujourd’hui interdits (ex. : amiante, solvants, poussières de bois, etc.). La reconnaissance d'une maladie professionnelle peut s’effectuer :
Les seniors, exposés plus longtemps, sont donc statistiquement plus susceptibles d'entamer ce type de démarche, mais celle-ci reste soumise à une instruction rigoureuse par les caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) ou le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP).
La mutualisation désigne le fait de répartir le coût d’un risque (ici, la maladie professionnelle) entre plusieurs acteurs, au lieu de le faire peser uniquement sur l’employeur de la victime.
En application de l’article 5 de la LFRSS n°2023-270 du 14 avril 2023, les maladies professionnelles à effet différé ne sont plus directement imputées à l’entreprise dans laquelle la pathologie est reconnue. Le coût financier (rente, indemnités, soins, etc.) est supporté collectivement via une cotisation mutualisée dans le cadre du régime AT/MP.
Ce dispositif s’applique notamment :
La mutualisation poursuit deux objectifs majeurs :
Oui, mais de manière atténuée dans certains cas. Le principe général de responsabilité de l’employeur en matière de sécurité demeure inchangé. L’article L4121-1 du Code du travail impose une obligation de résultat en matière de protection de la santé physique et mentale des salariés.
Cependant, la mutualisation du coût pour certaines pathologies peut affaiblir le lien incitatif entre prévention des risques et réduction du taux de cotisation AT/MP.
Ce risque de démobilisation pourrait se manifester dans les entreprises qui, en l’absence de sanction économique directe, pourraient relâcher leurs efforts en matière de :
À terme, il est donc nécessaire de maintenir une politique de prévention active, ne serait-ce que pour prévenir les autres types de sinistres (accidents du travail immédiats, maladies hors champ de la mutualisation, etc.), qui restent eux, directement imputables à l'entreprise.
La réforme opérée par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (loi n°2025-199 du 28 février 2025) élargit le périmètre de la mutualisation aux travailleurs handicapés, en plus des salariés âgés.
Sont concernés :
L’objectif est double :
Ce dispositif pourrait à terme être étendu à d’autres catégories exposées, notamment les travailleurs ayant exercé dans des secteurs à forte pénibilité (BTP, industries chimiques, etc.).
Même en l'absence d’imputation directe des coûts pour certaines maladies différées, l’obligation de prévention reste entière pour les employeurs. Plusieurs leviers doivent être mobilisés :
En résumé, la mutualisation n’exonère ni la vigilance, ni la responsabilité juridique de l’employeur. Elle réoriente le regard vers une prévention de long terme, fondée sur l’anticipation des risques, et non sur la seule gestion des conséquences.