En matière de succession démembrée, une incertitude persistait jusqu’à récemment : qui, du nu-propriétaire ou de l’usufruitier, doit supporter les dettes laissées par le défunt ? L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 2 avril 2025 (n° 23-22.537) apporte une réponse décisive en alignant la répartition du passif successoral sur les règles fiscales du Code général des impôts. Une décision qui sécurise la pratique notariale, mais qui interpelle directement les héritiers.
Prenons un exemple concret. Un homme décède, laissant derrière lui une épouse et un fils. L’épouse opte pour l’usufruit sur l’intégralité de la succession, comme le lui permet l’article 757 du Code civil. Le fils recueille alors la nue-propriété.
Dans la déclaration de succession, toutes les dettes sont imputées à la part du fils nu-propriétaire, ce qui augmente mécaniquement ses droits de succession, bien que l’usufruitière n’ait rien à payer grâce à son exonération.
Or, l’administration fiscale conteste cette répartition. Elle soutient que le passif doit être partagé entre les deux héritiers, au prorata de leurs droits respectifs, selon le barème fiscal de l’article 669 du Code général des impôts (CGI). Une rectification est alors notifiée au fils, qui décide de contester… jusqu’à la Cour de cassation.
Le démembrement de propriété crée une coexistence juridique particulière : l’usufruitier bénéficie de l’usage et des revenus du bien, tandis que le nu-propriétaire en conserve la substance. En matière successorale, cela soulève la question de la répartition des droits… et des devoirs.
Civilement, selon l’article 612 du Code civil, les dettes de la succession pèsent prioritairement sur le nu-propriétaire. L’usufruitier, s’il ne souhaite pas contribuer immédiatement au paiement, peut se contenter de verser les intérêts des dettes ou laisser le nu-propriétaire en supporter la charge.
Mais cette règle de droit civil ne suffit pas lorsqu’il s’agit de calculer les droits de succession. C’est là que le droit fiscal prend le relais.
La Cour de cassation vient de mettre fin à une ambiguïté juridique de taille en tranchant en faveur de l’administration fiscale concernant la répartition des dettes dans une succession démembrée. En clair, lorsque le patrimoine du défunt est partagé entre un usufruitier et un nu-propriétaire, le passif successoral – c’est-à-dire les dettes – doit être réparti entre eux en fonction de la valeur de leurs droits respectifs, telle qu’évaluée par le barème fiscal de l’article 669 du Code général des impôts (CGI).
Ce barème, bien connu des notaires et des services fiscaux, détermine la valeur de l’usufruit et de la nue-propriété en fonction de l’âge de l’usufruitier au jour du décès. Il repose sur une logique actuarielle simple : plus l’usufruitier est jeune, plus son droit est valorisé, car sa durée de jouissance probable sur les biens est plus longue.
Par exemple :
Ce barème a donc des conséquences directes sur la manière dont le passif doit être réparti, même si, dans les faits, l’usufruitier ne règle pas les dettes. Fiscalement, il en supporte une quote-part.
Jusqu’à présent, certaines juridictions civiles, comme la cour d’appel de Dijon dans l’affaire en cause, s’appuyaient exclusivement sur les règles du Code civil – notamment l’article 612, qui prévoit que le nu-propriétaire supporte seul le capital de la dette, sauf choix contraire de l’usufruitier. Selon ce raisonnement, l’usufruitier n’aurait pas à contribuer fiscalement à la dette, ce qui réduit artificiellement sa part taxable.
La Cour de cassation rejette clairement cette interprétation. Elle considère que le droit fiscal instaure une règle autonome, fondée sur une logique propre, qui n’est pas subordonnée aux règles de répartition civile. Ainsi, les dettes doivent être réparties selon la valeur fiscale des droits démembrés – et non selon la charge réelle des paiements prévue par le Code civil.
Ce principe a une portée très concrète pour les héritiers : la base d’imposition de chacun ne dépend pas de qui paie effectivement les dettes, mais de la valeur fiscale de ses droits dans la succession.
L’arrêt du 2 avril 2025 casse la décision rendue par la cour de Dijon en 2023, qui avait attribué l’intégralité du passif au seul nu-propriétaire. Pour la Cour de cassation, il s’agit d’une mauvaise application du droit, tant par refus d’appliquer l’article 669 du CGI que par mauvaise lecture de l’article 612 du Code civil.
En fixant clairement le cadre applicable à la répartition du passif successoral, la Cour aligne la jurisprudence sur la doctrine administrative et la pratique des notaires, qui avaient déjà tendance à appliquer ce barème pour éviter les redressements fiscaux.
Cela permet désormais :
Enfin, la Cour de cassation rappelle un point fondamental souvent mal compris : l’exonération de droits de succession dont bénéficie, par exemple, le conjoint survivant ne signifie pas qu’il échappe à la ventilation fiscale du passif.
Autrement dit, même si l’usufruitier est exonéré de droits à payer, la déduction du passif doit être répartie sur sa part et celle du nu-propriétaire. Il ne peut pas se dégager totalement de la charge des dettes, du moins dans le calcul fiscal. Cette précision est cruciale pour éviter des pratiques d’optimisation litigieuses.
Il est crucial de bien différencier la répartition du passif successoral selon qu’on se place sur le terrain fiscal ou sur celui du droit civil.
Sur le plan fiscal, la règle est claire et automatique : le passif est réparti entre l’usufruitier et le nu-propriétaire selon le barème légal prévu à l’article 669 du Code général des impôts (CGI). Ce barème fixe une clé de répartition en fonction de l’âge de l’usufruitier. Par exemple, si ce dernier a 70 ans, il est censé détenir 30 % de la pleine propriété. Il supportera donc 30 % du passif, même s’il ne participe pas au paiement effectif des dettes. La répartition est abstraite, fiscale, et obligatoire pour le calcul des droits de succession.
Sur le plan civil, la situation est plus nuancée. L’usufruitier peut choisir de ne pas régler sa part du passif en capital. Ce droit est prévu à l’article 612 du Code civil. Il peut :
Ainsi, juridiquement, l’usufruitier peut refuser de payer immédiatement, mais il ne peut pas échapper à sa quote-part dans la répartition du passif, notamment lorsqu’il s’agit de déterminer les parts nettes imposables. En d’autres termes, le désengagement civil ne l’exonère pas de la charge fiscale.
Cette dualité entre les deux régimes — civil et fiscal — explique les confusions rencontrées en pratique, notamment dans les déclarations de succession. La décision de la Cour de cassation du 2 avril 2025 vient rappeler que le droit fiscal ne se plie pas aux modalités civiles du règlement des dettes, et impose une répartition abstraite fondée sur la valeur économique des droits démembrés.
Cette décision concerne toute succession impliquant un démembrement de propriété, qu’il s’agisse de dispositions testamentaires, de donations antérieures ou d’options successorales au décès. Elle a plusieurs conséquences pratiques :