Dans le paysage numérique en constante mutation, les plateformes VTC représentent une forme inédite d’organisation du travail. Entre indépendance contractuelle affichée et réalité d’une dépendance économique organisée, les juridictions sont de plus en plus souvent saisies de litiges opposant plateformes de réservation de VTC sur la base d’accusations de concurrence déloyale. Ces tensions soulèvent une double problématique : le respect du droit du travail et celui des règles de concurrence loyale.
Lorsqu’une entreprise concurrente s’affranchit de ses obligations sociales et fiscales, elle peut tirer un avantage injuste sur le marché. C’est le cas d’espèce d’une société parisienne de réservation de taxis qui a assigné une plateforme concurrente de VTC, l’accusant de ne pas respecter la législation sociale applicable, faussant ainsi la concurrence.
Au cœur du litige : le travail dissimulé par déguisement contractuel. L’entreprise assignée recourt à des chauffeurs indépendants sans lien de subordination apparent, via un “contrat de partenariat”. Mais derrière cette façade d’autonomie, les conditions effectives d’exécution de la prestation révèlent une organisation fortement contrôlée : bonus conditionnés, tarifs imposés, contraintes de disponibilité immédiate, sanctions en cas de non-conformité aux standards fixés unilatéralement par la plateforme.
Le Code du travail présume l’indépendance des prestataires immatriculés (art. L. 8221-6), mais laisse la porte ouverte à la requalification si un lien de subordination juridique est démontré.
Celui-ci est classiquement défini par trois éléments :
Dans l’affaire jugée par la Cour de cassation le 25 juin 2025 (n° 23-22.430), la juridiction a constaté que les chauffeurs de la plateforme étaient soumis à des directives très précises, allant de l’itinéraire imposé aux modalités de traitement du client. La plateforme pouvait contrôler les trajets via géolocalisation et infliger des sanctions via un système de notation et de résiliation unilatérale du contrat.
Ces éléments ont suffi à renverser la présomption d’indépendance et à établir un lien de subordination caractérisant une relation de travail salariée. Il s’agissait donc, potentiellement, de travail dissimulé.
Cette fraude sociale — ou à tout le moins cette zone grise contractuelle — a des répercussions au-delà de la relation bilatérale. Elle crée une distorsion de concurrence majeure. Une entreprise respectant scrupuleusement ses obligations sociales (cotisations, protection sociale, minimums salariaux) supporte des coûts que son concurrent peut éviter en déguisant la relation de travail.
Cette asymétrie de charges constitue, selon la jurisprudence constante, une faute de concurrence déloyale. Le non-respect du droit du travail ne nuit pas uniquement aux chauffeurs, il déséquilibre l’ensemble du marché, au détriment des acteurs loyaux.
Le Code des transports tente d’encadrer les pratiques des plateformes de VTC. L’article L. 3120-2, III, 1° interdit à un chauffeur ou à une centrale de réservation de communiquer à un client la localisation et la disponibilité d’un véhicule avant la réservation, pour éviter toute captation abusive de la demande sur la voie publique.
Cette interdiction, si elle est contournée par les plateformes sous couvert de services technologiques, fragilise le modèle économique des taxis traditionnels, créant une autre forme de déséquilibre concurrentiel.
L’encadrement juridique actuel, bien qu’en progression, peine à s’adapter au modèle hybride des plateformes : ni totalement employeur, ni totalement intermédiaire neutre.
Ce contentieux révèle un enjeu de fond : celui de la loyauté dans l’économie collaborative. Si le modèle des plateformes se fonde sur l’innovation technologique, il ne peut pour autant faire l’économie du respect du droit commun, et notamment du droit du travail.
La qualification juridique des chauffeurs est centrale. Requalifier des indépendants en salariés n’est pas qu’un enjeu d’étiquette : cela engage des droits sociaux fondamentaux (assurance maladie, retraite, droit au chômage, sécurité) et garantit une concurrence équitable entre entreprises du même secteur.
L’originalité de cette décision réside dans le pont fait entre droit du travail et droit de la concurrence. Elle reconnaît qu’un modèle économique fondé sur la précarisation d’une main-d’œuvre dépendante, maquillée en prestataires autonomes, peut constituer une stratégie illicite de conquête de marché.
Autrement dit : dissimuler du salariat sous couvert de partenariat peut devenir une faute civile de concurrence déloyale. C’est une avancée majeure dans la régulation des plateformes.
La décision du 25 juin 2025 marque un jalon important dans la régulation des plateformes numériques. Elle montre que le juge peut faire tomber les masques contractuels pour rétablir l’équilibre entre les acteurs du marché.
La reconnaissance du lien de subordination, au-delà du droit individuel du travail, devient un levier puissant pour restaurer une concurrence saine. Elle rappelle que l’économie collaborative ne peut s’exonérer des règles fondamentales de droit, et que l’innovation ne doit jamais être un prétexte à la dérégulation.