La notion de temps de travail effectif est au cœur de nombreux contentieux en droit social. Les litiges concernent en particulier la délimitation entre ce qui constitue du travail rémunéré et ce qui relève du temps de déplacement. Cette distinction est déterminante : elle conditionne non seulement la rémunération mais aussi le calcul des heures supplémentaires, des repos compensateurs ou encore de l’application des durées maximales de travail prévues par le Code du travail.
La problématique se pose avec une intensité particulière pour les salariés itinérants (commerciaux, techniciens, consultants en mobilité), qui n’ont pas de lieu de travail fixe. Pour ces travailleurs, le trajet domicile-premier client ou dernier client-domicile est un temps contraint et directement lié à l’organisation professionnelle, ce qui interroge sa qualification juridique.
La jurisprudence française et européenne a été régulièrement saisie de cette question, notamment par la Cour de cassation et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La dernière décision notable est un arrêt du 23 novembre 2022 (Cass. Soc., n° 20-21.924), dans lequel la Haute juridiction a été amenée à examiner si les temps de trajets effectués par un attaché commercial entre son domicile et ses clients pouvaient être qualifiés de temps de travail effectif.
Le temps de travail effectif correspond au temps pendant lequel le salarié :
Cette définition large invite à vérifier concrètement si, pendant un trajet, le salarié reste disponible pour l’employeur et soumis à ses ordres.
Le texte distingue le temps de déplacement professionnel du temps de travail effectif. Ainsi :
Cette règle classique est cependant bouleversée pour les salariés itinérants, qui n’ont pas de lieu fixe de travail.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 10 septembre 2015, aff. C-266/14, Tyco) a jugé que le temps de trajet des salariés itinérants, entre leur domicile et le premier ou dernier client, doit être qualifié de temps de travail au sens de la directive européenne 2003/88/CE.
La CJUE a rappelé que les notions de temps de travail et de période de repos sont définies de manière autonome par le droit de l’Union, et que les États membres ne peuvent pas en réduire la portée. Dès lors, pour un salarié sans lieu fixe, ces trajets constituent bien une activité professionnelle, puisqu’ils sont réalisés sous l’autorité de l’employeur.
Dans cette affaire, un attaché commercial itinérant utilisait le véhicule mis à disposition par son employeur pour se rendre chez ses clients. Pendant ces trajets, il devait répondre à des appels téléphoniques professionnels, organiser ses rendez-vous et maintenir un lien direct avec ses supérieurs hiérarchiques et collègues.
Les juges du fond ont considéré que ces trajets constituaient du temps de travail effectif et devaient être rémunérés en conséquence. L’employeur a contesté cette décision, mais la Cour de cassation a confirmé l’analyse : dès lors que le salarié est tenu de rester disponible pour l’entreprise et d’accomplir des tâches professionnelles pendant ses trajets, il est bien en temps de travail effectif.
La chambre sociale avait déjà reconnu que certains déplacements professionnels peuvent être qualifiés de temps de travail effectif lorsqu’ils répondent à la définition légale (Cass. Soc., 16 juin 2004, n° 02-43.685). Elle avait toutefois rappelé que le temps excédant le trajet normal domicile-travail n’est pas un temps de travail, mais doit donner lieu à une contrepartie (Cass. Soc., 30 mai 2018, n° 16-20.634).
Dans son arrêt du 23 novembre 2022 (Cass. Soc., n° 20-21.924), la Cour de cassation a apporté une nuance déterminante à la question du temps de trajet. Elle rappelle que la qualification dépend de la situation concrète du salarié et des sujétions imposées par l’employeur.
Ainsi :
En pratique, les juges procèdent à une analyse au cas par cas. Ils s’attachent à vérifier :
Cette distinction permet d’éviter une assimilation automatique de tout trajet à du travail effectif, mais elle garantit une protection aux salariés dont les déplacements constituent une part intégrante de leur activité professionnelle. Elle consacre ainsi l’idée que ce n’est pas la distance parcourue qui importe, mais bien la nature des obligations imposées au salarié pendant ses trajets.
Pour les salariés itinérants, la jurisprudence récente ouvre des perspectives importantes. Lorsqu’un déplacement entre le domicile et le premier ou dernier client répond aux critères du temps de travail effectif définis à l’article L.3121-1 du Code du travail, le salarié peut revendiquer :
Cette possibilité constitue une sécurité juridique accrue pour les salariés itinérants (commerciaux, techniciens, consultants), souvent confrontés à des journées longues où le temps de route représente une part considérable de leur activité. Elle permet de corriger une invisibilisation du travail réel, longtemps ignorée par le droit français.
Pour les employeurs, cette évolution implique une vigilance renforcée. Les entreprises doivent désormais :
En cas de manquement, l’entreprise s’expose à des condamnations prud’homales significatives, comprenant non seulement le versement des rappels de salaires mais aussi le paiement des cotisations sociales afférentes. À terme, une mauvaise gestion peut également fragiliser l’image sociale de l’employeur et alimenter des conflits collectifs.
Pour les juges, la tâche consiste à exercer un véritable contrôle de proportionnalité. Ils doivent déterminer si, pendant son trajet, le salarié se trouve dans une situation de dépendance professionnelle ou s’il conserve une liberté personnelle. Autrement dit :
Cette analyse au cas par cas confère aux juges un rôle central dans l’équilibre entre la protection des salariés et la sécurité juridique des employeurs. Elle illustre également la nécessité d’un dialogue social constructif, permettant d’encadrer les pratiques et de réduire les litiges liés au temps de trajet.
La question de l’assimilation du temps de trajet au temps de travail effectif illustre la complexité croissante du droit du travail à l’heure où les modèles professionnels évoluent. Les décisions récentes de la Cour de cassation, en cohérence avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, montrent que la qualification du temps de trajet ne peut plus se limiter à une distinction mécanique entre trajet domicile-travail et déplacement professionnel. Elle doit désormais s’analyser à la lumière des contraintes réelles qui pèsent sur le salarié pendant ces périodes.
Cette évolution témoigne d’un mouvement de fond : la volonté des juges de protéger les salariés itinérants, dont l’activité ne se résume pas aux interventions chez les clients, mais inclut aussi des moments de déplacement fortement encadrés par l’employeur. Ces travailleurs, souvent contraints d’utiliser un véhicule professionnel, de rester joignables en permanence et de gérer leurs rendez-vous à distance, se trouvent dans une situation de disponibilité totale. Dès lors, le temps passé en déplacement, loin d’être neutre, constitue une véritable charge professionnelle qui doit être reconnue et rémunérée.
Pour les employeurs, cette jurisprudence impose une révision des pratiques organisationnelles et contractuelles. La mise en place de règles claires concernant la disponibilité téléphonique, l’usage du matériel professionnel en déplacement ou encore la compensation des trajets devient indispensable afin d’anticiper tout litige. Un défaut d’encadrement expose l’entreprise à des condamnations prud’homales coûteuses, notamment au titre des heures supplémentaires non rémunérées.
Pour les salariés, cette évolution offre un outil de protection juridique et une reconnaissance de la réalité de leurs conditions de travail. Elle leur permet de revendiquer des droits proportionnés à leur engagement, tout en rééquilibrant la relation de subordination dans des métiers où la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle est particulièrement poreuse.
Enfin, sur un plan plus global, l’arrêt du 23 novembre 2022 s’inscrit dans une tendance visant à renforcer la notion de disponibilité comme critère déterminant du temps de travail effectif. À terme, cette logique pourrait concerner non seulement les salariés itinérants, mais également d’autres catégories de travailleurs confrontés à une mobilité accrue ou à une connectivité permanente (télétravail, astreintes numériques, déplacements internationaux). Elle constitue ainsi une étape supplémentaire dans l’adaptation du droit du travail aux nouvelles réalités professionnelles.
1. Le temps de trajet domicile-travail est-il du temps de travail effectif ?
Non, le trajet domicile-lieu habituel de travail n’est pas considéré comme du temps de travail effectif. Cette règle est clairement posée par l’article L.3121-4 du Code du travail. Le salarié, pendant ce temps, reste libre de vaquer à ses occupations personnelles et n’est pas placé sous l’autorité directe de son employeur.
Toutefois, si ce temps de trajet dépasse la durée habituelle (par exemple en cas de déplacement exceptionnel dans un autre site éloigné), l’employeur doit accorder une contrepartie en argent ou en repos. Cette règle vise à compenser l’effort supplémentaire imposé au salarié, sans pour autant qualifier ce temps de travail effectif.
2. Dans quels cas le temps de trajet est-il assimilé à du temps de travail effectif ?
Le temps de trajet devient du temps de travail effectif lorsqu’il répond aux critères de l’article L.3121-1 du Code du travail :
Concrètement, cela peut se produire lorsque le salarié :
3. Quelle est la position de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur le temps de trajet ?
La CJUE a joué un rôle essentiel en redéfinissant le temps de travail des salariés itinérants. Dans l’arrêt Tyco du 10 septembre 2015 (aff. C-266/14), la Cour a jugé que les trajets quotidiens domicile-premier client et dernier client-domicile doivent être considérés comme du temps de travail lorsqu’aucun lieu de travail fixe n’est prévu.
La Cour a estimé que les travailleurs étaient placés sous l’autorité de leur employeur dès le premier trajet, car c’est l’employeur qui détermine l’ordre et la localisation des visites. Cette jurisprudence a une portée directe en France, puisque la directive 2003/88/CE relative au temps de travail doit être respectée par les États membres. Elle influence donc l’interprétation nationale et incite les juges français à prendre en compte la réalité des contraintes imposées aux salariés mobiles.
4. Que prévoit l’arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 2022 ?
Dans son arrêt du 23 novembre 2022 (Cass. Soc., n° 20-21.924), la Cour de cassation a franchi une étape importante. Elle a jugé que les déplacements effectués par un salarié itinérant entre son domicile et ses clients devaient être qualifiés de temps de travail effectif dès lors que le salarié restait actif professionnellement pendant ces trajets.
Dans l’affaire, un attaché commercial passait des appels, fixait des rendez-vous et restait disponible via son kit mains libres dans le véhicule fourni par l’employeur. La Cour a considéré que, dans ces conditions, le salarié était sous l’autorité de l’employeur, ce qui justifie la requalification des trajets en temps de travail effectif.
Cette décision s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence européenne et renforce la protection des salariés itinérants. Elle signifie que les employeurs doivent désormais être attentifs à la manière dont les déplacements sont organisés et utilisés, car ils peuvent générer un droit à rémunération supplémentaire.
5. Quelles sont les conséquences pratiques pour les employeurs et les salariés ?
Les impacts sont considérables :