Civil

VTC, Uber, Deliveroo : que vaut encore la requalification en salarié en 2025 ?

Estelle Marant
Collaboratrice
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Travailleur indépendant ou salarié ? Ce que change (vraiment) l’arrêt Uber du 9 juillet 2025

Une requalification refusée : revirement apparent ou mise en cohérence avec l’évolution normative ?

L’arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 9 juillet 2025 constitue une étape déterminante dans l’évolution du droit du travail appliqué aux plateformes numériques. Contrairement à son célèbre arrêt du 4 mars 2020 (n° 19-13.316), qui avait pour la première fois reconnu la relation de travail salariée entre un chauffeur Uber et la plateforme, la Cour refuse ici toute requalification, considérant que les éléments caractéristiques du lien de subordination font défaut.

Mais ce refus n’opère pas tant un revirement qu’une mise en cohérence de la jurisprudence avec l’état du droit positif, considérablement modifié depuis 2020.

Une jurisprudence en phase avec la loi LOM et l’ordonnance du 6 avril 2022

La loi d’orientation des mobilités (LOM) du 24 décembre 2019, puis l’ordonnance n° 2022-443 du 6 avril 2022, ont institué un cadre juridique autonome pour les relations entre plateformes numériques de mobilité et travailleurs indépendants. L’objectif affirmé : préserver l’autonomie juridique et fonctionnelle des chauffeurs tout en garantissant des droits sociaux collectifs via un mécanisme de représentation sectorielle (autorité des relations sociales des plateformes - ARPE).

L’article L.1326-4 du Code des transports, issu de ces réformes, fixe désormais des critères encadrant les pratiques contractuelles des plateformes. Dès lors qu’elles s’y conforment, il devient difficile de faire reconnaître un lien de subordination juridique, au sens de l’article L.8221-6 du Code du travail.

Subordination juridique : un critère central mais encadré

Le droit français repose sur une présomption simple d’indépendance pour les travailleurs utilisant une plateforme numérique, à condition que les indices de subordination ne soient pas établis.

Dans son arrêt du 9 juillet 2025, la Cour de cassation procède à une analyse in concreto, fondée sur les éléments suivants, strictement conformes à la grille de lecture du Code des transports :

  • Aucune clause d’exclusivité ou de non-concurrence : le chauffeur était libre de cumuler plusieurs plateformes ou de travailler en direct ;
  • Absence de directives opérationnelles contraignantes : le choix des courses, de l’itinéraire, du comportement de conduite, restait à la discrétion du chauffeur ;
  • Liberté d’acceptation/refus des courses : les chauffeurs n’étaient pas pénalisés en cas de refus ;
  • Accès aux informations tarifaires ex ante : depuis juillet 2020, Uber communique le tarif estimé, le temps de trajet et la distance de la course au moment de la proposition.

Cette marge de manœuvre dans l’organisation du travail est incompatible avec l’existence d’un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction — qui constitue le triptyque de la subordination juridique.

Une jurisprudence évolutive et circonstanciée

Ce rejet de requalification ne contredit donc pas la solution de 2020 : il répond à un état contractuel et réglementaire distinct. Dans l’arrêt de 2020, les conditions contractuelles et l’architecture de la plateforme Uber contenaient de nombreux indices de subordination : connexions obligatoires, sanctions implicites en cas de refus de courses, encadrement strict du comportement en mission, évaluation algorithmique systémique sans recours effectif…

Depuis, Uber a entrepris de refondre ses conditions générales d’utilisation à plusieurs reprises, chaque ajustement étant calibré pour réduire les risques de requalification, au fil des évolutions législatives et jurisprudentielles.

En réalité, cet arrêt illustre une tendance jurisprudentielle réactive et pragmatique, qui reconnaît que la relation de travail numérique est fondamentalement plastique : elle peut se rapprocher ou s’éloigner du salariat en fonction des outils, des contraintes et du degré d’autonomie accordé.

Le conseil de prud’hommes, puis la cour d’appel, avaient déjà relevé cette absence de direction hiérarchique effective ; la Cour de cassation valide ici leur appréciation souveraine.

La directive européenne de 2024 : une présomption légale inversée… et ses limites concrètes

Adoptée le 23 octobre 2024, la directive européenne « relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme » marque une avancée majeure dans l’encadrement juridique du travail en ligne. Son article 5 instaure une présomption légale de salariat dès lors que certains indices sont réunis, notamment l’existence d’un pouvoir de direction, de contrôle ou de supervision exercé par la plateforme.

Ce mécanisme repose sur une logique bien connue du droit français : en présence d’un faisceau d’indices de subordination, la relation contractuelle est requalifiable. Mais à la différence du système actuel, où le travailleur doit apporter la preuve qu’il subit une subordination juridique, la directive prévoit un renversement de la charge de la preuve. Désormais, ce sera à la plateforme numérique de démontrer que la relation ne relève pas du contrat de travail dès lors que certains critères factuels sont constatés, en conformité avec les droits nationaux et la jurisprudence de la CJUE.

Une transposition obligatoire avant décembre 2026

Les États membres disposent d’un délai légal pour transposer la directive dans leur droit interne, la date butoir étant fixée à décembre 2026. En France, cette transposition viendra bousculer la jurisprudence établie qui, jusqu’à présent, faisait peser l’initiative de la preuve sur le travailleur, et où l’examen des conditions concrètes de prestation restait à l’appréciation souveraine des juges du fond.

La directive énumère plusieurs indices objectifs du lien de subordination, parmi lesquels :

  • La fixation du prix payé par le client par la plateforme ;
  • L’imposition de règles sur la présentation ou le comportement ;
  • Le contrôle du temps de travail ou des performances par moyens numériques ;
  • L'interdiction de travailler pour d'autres donneurs d’ordre ;
  • Le pouvoir de sanctionner ou de restreindre l’accès à la plateforme.

Une portée contentieuse importante, mais un effet limité à court terme

Si, sur le plan contentieux, la directive facilitera l'action des travailleurs en inversant le rapport de force initial, son impact pratique pourrait rester modéré à court terme. Pourquoi ? Car les principales plateformes – Uber en tête – ont déjà anticipé ce cadre juridique en adaptant progressivement leurs conditions générales d’utilisation. Elles veillent à écarter tout indice direct de subordination :

  • Refus explicite d’exclusivité ou de clause de non-concurrence ;
  • Suppression des sanctions automatiques en cas de refus de course ;
  • Mise à disposition d’informations tarifaires en amont ;
  • Dissimulation du scoring algorithmique ou des outils de pilotage comportemental.

Autrement dit, la forme juridique des relations de travail a été retravaillée pour rester conforme au critère d’indépendance. À cet égard, la jurisprudence du 9 juillet 2025 de la Cour de cassation confirme cette stratégie d’ajustement permanent, rendant de plus en plus difficile une requalification systématique.

Enfin, le rôle de la directive sera avant tout de structurer le contentieux dans les situations dites grises, où la dépendance économique se double de signaux de direction déguisée. Elle donnera aux juges une base légale européenne pour inverser la dynamique probatoire, tout en obligeant les plateformes à plus de transparence algorithmique (chapitre III de la directive).

Vers une troisième voie ? Le modèle français des accords collectifs

Depuis la loi du 8 août 2016, la France a développé un modèle intermédiaire : celui du dialogue social sectoriel entre représentants des chauffeurs/livreurs et plateformes, sous l’égide de l’ARPE (Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi).

Les chauffeurs VTC votent tous les 4 ans pour désigner leurs représentants. Ces derniers négocient ensuite des accords collectifs sectoriels, qui sont homologués par l’ARPE et obligatoires pour toutes les plateformes du secteur concerné. Le but : créer un socle de droits adaptés à la réalité du travail via les plateformes (indemnisation des arrêts, tarifs minimaux, temps de connexion…).

Ce système, bien que perfectible, constitue une alternative pragmatique au salariat, préservant à la fois flexibilité économique et droits sociaux.

La décision du 9 juillet 2025 souligne les limites de la dichotomie salarié / indépendant. Le véritable enjeu est de garantir des droits fondamentaux à tous les actifs, quel que soit leur statut :

  • Protection sociale de base,
  • Accès à la formation,
  • Transparence algorithmique,
  • Régulation fiscale équitable.

La directive de 2024, notamment en son chapitre III, amorce cette réflexion en imposant une transparence accrue sur les algorithmes pilotant l’activité des travailleurs, qu’ils soient salariés ou non.

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